Alphonse Allais, non ceci n’est pas une faute. C’est bien le nom d’un célèbre écrivain humoriste de la Belle Époque. Je vous propose ici un de ses textes dont j’apprécie particulièrement la saveur exquise et la croustillante consistance. Bonne dégustation !
Il y avait une fois une petite femme rudement gentille et qui avait oublié d’être bête, je vous en fiche mon billet.
Son mari, lui, était laid comme un pou, et bête comme un cochon.
Les sentiments que la petite femme nourrissait à l’égard de son mari n’auraient pas suffi (pour ce qui est de la température) à faire fondre seulement deux liards de beurre, cependant que lui se serait, pour sa petite femme, précipité dans les flammes ou dans l’eau, sur un signe d’icelle.
Des faits de telle nature sont, d’ailleurs, fréquemment constatables en maint ménage contemporain.
Cette gentille petite dame et ce vilain homme croupissaient dans une indigence fâcheuse. L’or ne foisonnait pas dans leur coffre-fort ; et même, ils n’avaient pas de coffre-fort.
L’homme, lui, s’en serait fichu pas mal, d’être pauvre — avec quatre sous de charcuterie et un veston d’alpaga, il se trouvait heureux — mais, pour sa jolie petite épouse, il souffrait de cette pauvreté et des voisins l’entendirent souvent répéter :
— Mon Dieu, c’est-y embêtant d’être aussi nécessiteux !
Pour toutes ressources, il avait une petite place de comptable dans une maison qui venait de se fonder pour l’importation générale du phylloxera dans le Nord de l’Espagne. (En liquidation, depuis.)
Si ses appointements atteignaient 1,800 ou 2,000, c’est tout le bout du monde.
Je ne vous connais pas, mais je voudrais voir la tête que vous feriez avec 2,000 francs par an, surtout si vous vous trouviez l’époux d’une petite femme se drapant plus volontiers de surah que de moleskine.
Heureusement qu’il était très bête — comme je l’ai dit plus haut — et qu’il coupait dans les racontars de sa gentille compagne.
— Combien, disait-elle, crois-tu que j’aie payé cette douzaine de chemises ?
— Dame, répondait notre imbécile en se grattant la tête, je ne sais pas trop, moi.
— Pas tant que ça, mon chéri ! Ça n’est pas croyable… Quarante-huit sous. Tu ne diras pas que je te ruine, hein ?
— Quarante-huit sous ? s’ahurissait-il !
— Oui, mon ami, quarante-huit sous ! C’est un laissé pour compte.
À dire le vrai, la petite femme exagérait encore, avec ses quarante-huit sous. Les chemises en question ne lui avaient pas coûté quarante-huit sous, ni même quarante sous, ni même vingt sous, ni même dix sous.
Pas même deux sous, pas même un sou !
Elles lui avaient coûté… mettons, un sourire (à cause des jeunes filles qui nous écoutent).
Malgré la souvente répétition de ces sourires en ville, le dénûment du ménage augmentait dans de cruelles proportions.
Or, un jour que le dîner avait été plus maigre que d’habitude (ce qui n’est pas peu dire) la petite femme rentra dans la chambre de son mari, au moment où ce dernier se mettait au lit, et voici la conversation qui s’engagea entre eux :
(Imaginez-vous que la jolie petite dame profère ces mots d’une voix de fée, tandis que son mari rappelle par son timbre le son d’un trombone à coulisse qui aurait séjourné dans la Meuse depuis les déplorables événements de 70.)
— Dis donc, mon chéri… dit-elle en passant ses menottes exquises dans les vilains cheveux de l’homme.
— Ma mignonne ?
— Tu ne sais pas ce que je viens de lire au cabinet, dans un vieux journal ?
— Quoi donc, ma belle chérie ?
— L’histoire d’un homme, à Versailles, qui s’était fait assurer sur la vie, et qui a touché son assurance en montrant à la Compagnie un autre cadavre qu’il fit passer pour le sien.
— Et alors ?
— Alors, l’homme a touché son assurance.
— Oui, mais il a été pincé ?
— Il a été pincé, parce que c’était un serin. Moi, j’ai imaginé un truc épatant, pour ne pas être pincé.
— !!!???
…………………………………..
La petite femme débitait son idée tout bas, et l’homme n’objectait rien.À ce moment, ils soufflèrent la bougie et je n’entendis plus rien.
Bientôt, un bruit de baisers (mettons de baisers, à cause des jeunes filles qui continuent à nous écouter).
……………………………………
Les papiers qu’on trouva sur lui permirent d’établir son identité.Quelques semaines après les faits que je viens de relater, un homme était trouvé assassiné dans un wagon, sur la petite ligne d’intérêt local qui va de Dunkerque à Biarritz.
La jolie petite femme palpa, avec des sanglots convulsifs, les 200,000 francs de l’assurance.
Elle portait ce jour-là une toilette noire véritablement exquise et embaumait le cosmydor.
Le soir même, elle jetait à la poste (Étranger) un mot ainsi conçu :
« Mon cher feu mari,
» Vous savez la frayeur que j’ai toujours éprouvée des revenants.
» Vous avez été gentil avec moi pendant votre vie : j’espère bien que vous ne m’embêterez pas après votre mort.
» D’ailleurs, le climat de Paris, si salutaire à ma santé, est désastreux pour les trépassés de votre tempérament.
» Celle qui ne vous oubliera jamais.
Hélène. »
Sacrifiez-vous donc pour les femmes !
………………………………………
Source : Alphonse Allais. Le Parapluie de l’escouade. Paul Ollendorff, 1893.