C'est là !... C'était là ... J'en suis sûr !... Il ne peut pas en être autrement !... Je ne peux pas me tromper !... Là-bas, au pied du talus, j'aperçois la gueule noire et béante du tunnel d'écoulement des eaux pénétrant profondément sous la voie ferrée.
Je nous revois encore en découvrir l'orifice dissimulé par des ronces inextricables lors de l’un de nos beaux jeudis d'enfance ...
Nous... Pierre, Bénédicte et moi... les inséparables... gamins heureux et insouciants ... gardiens vigilants de notre domaine secret... notre royaume !!! Immense terrain vague et sauvage coincé entre la ligne de chemin de fer et la route menant à l'école. Vaste "jungle" où la nature simple et rustique avait tous ses droits.
Quelle désolation, quelle dévastation autant pour moi que pour le paysage...
Je m'avance lentement sur cette terre de mémoire que je ne reconnais plus. Le pas hésitant et incertain... Elle est à nue, nivelée, érodée, assainie, prête à être livrée au promoteur froid et mercantile !
Les souvenirs sont en moi, toujours présents et chauds et je n'ai juste qu'à fermer les yeux pour qu'ils m'assaillent brutalement et fassent renaître des images, des visages, des sensations, des odeurs.
Les années soixante-cinq, soixante-dix; Pierre mon copain, mon aîné d'un an, ses yeux noirs et son air toujours sérieux, grave... comme éternellement préoccupé; Bénédicte, son regard malicieux, ses longues tresses brunes qui balayaient ses épaules et son rire si clair et cristallin. Et ce terrain vague; notre refuge sauvage où la nature folle et libre était la complice de nos jeux d'enfants.
Il y avait parmi les herbes folles et les graminées le vieux poirier centenaire qui nous accueillait de ses branches tortueuses et amicales pour qu'on l'escalade ou qu'on y érige une cabane fragile et maladroite, les bosquets de noisetiers et de sureaux dans lesquels on taillait des épées, des arcs ou... d'abominables cigarettes qui nous faisaient tousser en provoquant d'interminables fous-rires. Et puis le jeune merisier au tronc lisse comme une chandelle de fonte et dont nous disputions les petits fruits aigrelets aux merles agacés.
Hélas les bûcherons sont passés avec leurs engins de mort !!! Fossoyeurs de mes souvenirs...
Comme j'aimerais que vous soyez là avec moi ! Pierre, Bénédicte ... Comme j'aimerais prendre vos mains... ne pas être seul face à cette tristesse qui me broie le cœur !
Bénédicte, petite écolière souriante qui a provoqué mes premiers émois et dont la gaieté juvénile éclairait même les grises journées d’hiver. Nous étions secrètement amoureux de toi qui étais si souvent notre reine quand nous étions tes valeureux chevaliers allant guerroyer en ton nom.
Mes pas lourds d'une si pesante mélancolie m'entraînent vers ce tunnel dont l'entrée me semble maintenant si petite...
C'est pourtant debout que nous venions y chercher avec délectation la peur quand, enfoncés au plus profond des ténèbres, nous attendions, anxieux et le cœur battant le passage en surface d'un de ces lourds convois de voyageurs tirés par ces énormes locomotives rugissantes appelées bizarrement "Pacific". Je me rappelle si bien ces mastodontes noirs crachant une épaisse fumée qui tout en même temps nous attiraient et nous terrifiaient. Ces cerbères tout droit sortis de l'enfer que nous entendions arriver de si loin et exhiber leurs puissantes mécaniques de rouages et de bielles. Le bruit dantesque et amplifié par l'écho précipitait immanquablement notre petite amie dans nos bras et nous étions forts et fiers devant elle alors que nous n'avions nous aussi que l'envie de détaller en hurlant notre peur...
Maintenant la ligne est électrifiée et les motrices ont la froideur et l'impersonnalité de ce lotissement qui va bientôt s'emparer de ce pauvre lopin de terre qui pleure sa nature oubliée et se glace lentement dans cette nudité imposée.
Ou êtes-vous, mes deux amis si chers ? Quel sort vous a réservé cette vie si cruelle qui se moque si bien des souvenirs d'enfance ?
Ma mémoire va se diluer bientôt dans le béton et dans le gazon bien entretenu de petits jardinets bien propres et ma terre va être foulée par des pieds étrangers, des pieds qui ignoreront qu'ici même, il y a si longtemps trois gamins insouciants et heureux se sont aimés sous le soleil des jeudis d'antan !!!
Par Morty sur des-histoires.com